Témoignages

Paule Barges sur Simon Burgar

Paule Barges, octobre 1976, dans le catalogue de l'exposition organisé après la mort de Simon dans la galerie Transposition à Paris:

La peinture ici est représentation: les toiles se suivent, s'enchaînent comme les scènes d'une tragédie, les séquences d'un ballet. Le monde est à la fois plancher, plafond, il est décor.

Dès les premières toiles, un homme — seul — joue tous les rôles. Etendu souvent, prenant appui sur les béquilles invisibles de la solitude, il défie un monde aux couleurs violentes et l'affronte: « Où suis-je? ». L'interrogation nous secoue, la démesure de la stature de l'homme nous agresse. Le peintre n'exprimerait-il pas, dans ces premiers tableaux, la nostalgie d'un passé révolu, l'ambition d'une toute puissance individuelle? Nous nous interrogeons, à notre tour sur la nécessité d'une telle entreprise. Cependant nous avons été tirés de notre léthargie. Un homme est là qui nous parle de ses rapports avec le monde.

Alors nous nous rappelons que Simon s'est arraché à ses montagnes à ses fleuves à son village, donc à son enfance — ou peut-être l'a-t-on arraché — il est devenu, comme le personnage de ses premières toiles, avec des millions de contemporains, un voyageur un errant. Nous interrogeons autrement les tableaux.

Aucune plainte ne sort de la bouche de l'homme peint, une angoisse dite par de grandes tâches sombres le cerne, l’emprisonne. Simon s'installe en Normandie, puis à Paris. Le décor de ses tableaux se modifie — des lignes apparaissent, verticales. 

Travaillant l'architecture de ses toiles, Simon engage le combat contre le chaos, contre la solitude à la fois imposée et recherchée, contre lui-même.

Il met de l'ordre dans le décor, réduit les tâches aux contours étranges, déblaie le terrain de ses broussailles — chaque toile raconte une tentative d'organisation — des lignes horizontales coupent ici et là les verticales, des cercles — nuages souvent — apparaissent, coupés en leur milieu.

Il s'agit d'un travail de synthèse et d'analyse, de décomposition, de morcellement. Les toiles se remplissent de personnages toujours nus — de corps qui se regardent, étonnés d'être là, qui se défient ou se donnent en spectacle — nous sommes au deuxième acte du ballet-tragédie.

Quelques personnages, d'ennemis se transforment en complices, puis en amis — nous nous sentons devenir avec eux des complices, des amis, nous occupons la scène.

Voici quelles couples osent se dire couples — le règne de la femme s'établit, regne précaire, fragile, remis en cause — la femme apparait comme celle qui peut enfermer l'homme aimé dans la prison de la sécurité, comme celle qui sait réconcilier les frères ennemis, mais la réconciliation est-elle souhaitable? La question est posée dans plusieurs toiles, on devine que le personnage qui interroge est le double de l'homme du couple. 

Quel changement entre le personnage des premières toiles, ce qui pouvait passer chez lui, pour une nostalgie, une recherche d'une toute puissance individuelle, et ces personnages du deuxième et du troisième acte. Ceux-ci sont morcelés, divisés, conscients, satisfaits de ce morcellement, de cette division, regardant les autres, acceptant leurs différences. Le peintre leur donne l'aspect de flammes: le jeu de leurs courbes, leur entrelacement, leur vitalité disent le bonheur du morcellement accepté — les jaunes les oranges les rouges dominent contrastant avec les bleus — mais les pieds de ces personnages-flammes reposent dans le vide. L'absence de plancher, les blancs qui se glissent entre les couleurs les mettent en garde contre le danger d'une vaine et hypocrite harmonie, soulignent que la disparition physique de l'homme et de l'oeuvre est inéluctable.

Et tandis que se joue une sorte d'opéra-ballet-tragédie, nous retrouvons la mémoire, le goût, de choses anciennes, nous sentons passer sur nous le vent des influences étrangères. Des hommes, des femmes vont ensemble à la foire, ils se regardent s'aimer, s'aiment, se repoussent, se défient, leurs têtes, leurs mains deviennent simiesques, leurs sourires campagnards, bouffons - l'oeuvre avance, théâtrale, ambigue, prompte aux métamorphoses — elle s'interroge sur la fragilité du couple qui reflète sa propre fragilité, sur la nécessité du couple qui reflète sa propre nécessité, le couple s'opposant à l'oeuvre en même temps, le couple et l'oeuvre isolant de la vie, cette vie qui fuit — l'angoisse reste totale, mais dominée, l'affrontement quotidien. Les lignes dures cependant disparaissent, une sorte d'osmose se dessine entre le monde et les hommes.

Soudain Simon tombe malade — il lui faut se presser, changer de rythme — nous ne sommes qu'au début du quatrième acte — l'opéra se transforme en musique de chambre — les couleurs et les courbes disent l'amour de la terre, l'attachement aux êtres, la croyance en l'amitié, le bonheur d'aimer, la tristesse du départ — la tristesse de l'oeuvre inachevée - la vie qui continuera. 

Le cinquième acte ne sera pas écrit - nous l'imaginons.

— Paule Barges, Octobre 1976.